La transition environnementale des entreprises au cœur des régulations [épisode 2]

Mercredi 9 mars 2022

Le Groupe BPCE a choisi d’inscrire le climat comme un axe majeur de son plan stratégique à horizon 2024. Dans ce 2e épisode, deux de nos experts partagent leur analyse sur la taxonomie verte et les régulations intégrant des critères ESG, ainsi que leur vision sur l’accompagnement des entreprises dans leur transition environnementale.

Échanges avec Cédric Merle, responsable du centre d’expertise et d’innovation du Green & Sustainable Hub de Natixis Corporate & Investment Banking

Devons-nous être plus stricts dans l’encadrement des financements durables ? 

L’urgence climatique exige d’être intransigeants face aux pratiques de greenwashing (« écoblanchiment » en français). Certaines sont évidentes, voire caricaturales (« un aéroport neutre en carbone »), tandis que d’autres sont plus insidieuses. Surtout, ce qui apparaissait hier comme « acceptable » peut être perçu demain comme « insuffisant ». La finance n’échappe pas au phénomène de greenwashing qui menace l’intégrité des marchés et décrédibilise l’ensemble des initiatives, y compris les plus sincères et ambitieuses. La multiplication des réglementations de finance durable, notamment des taxonomies, illustre la détermination des autorités publiques à l’endiguer. 

Quel est l’état d’avancement de la taxonomie verte au sein de l’Union européenne ? 

La taxonomie européenne est entrée en vigueur en juillet 2020 mais ses principes et ses textes d’application ne sont pas encore tous définis. Néanmoins, les entreprises et les investisseurs vont devoir prochainement publier des informations relatives à leurs niveaux de « conformité » aux critères qu’elle précise. En outre, la Commission européenne examine une extension de la taxonomie à des objectifs sociaux ou de transition ; elle devrait se prononcer dans les prochains mois. L’actualité, en particulier la guerre en Ukraine et la volonté européenne de s’émanciper du gaz russe, imposera vraisemblablement de reconsidérer certains critères. Ceux proposés pour le gaz en janvier par la Commission suscitaient déjà de vives oppositions et devront probablement être révisés à l’aune des événements récents.

Quelles sont les limites de ces régulations ? 

L’une des principales limites de la taxonomie européenne réside dans sa nature « binaire ». Elle identifie certes des activités dites de « transition », mais les entreprises opérant dans les secteurs émissifs – une partie majeure de l’économie en pratique – affichent des performances carbone en deçà des niveaux prescrits. Or la taxonomie ne permet pas de distinguer et d’encourager les entreprises ou activités qui progressent rapidement ou «y sont presque » de celles pour qui les seuils sont inaccessibles. 
Une approche plus « contextualisée » et « dynamique » a été expérimentée par la Commission sur le gaz. Malheureusement, l’empilement de critères (pour certains pertinents, par exemple l’exigence de remplacer des centrales à charbon), et surtout l’absence de modalités claires de vérification, pourraient rendre le dispositif largement inopérant. Plus on introduit de nuances et de critères, plus la complexité s’accroît avec des risques d’illisibilité et d’insécurité juridique. Pour autant, afin de rester pertinentes, les taxonomies doivent être actualisées régulièrement de manière à intégrer les dernières connaissances scientifiques et ajuster la rigueur de leurs critères au rythme observé de décarbonation de nos économies. 

Quels sont les défis majeurs pour les entreprises et leurs clients en termes de transition environnementale ? 

Le premier défi concerne les secteurs jugés « incompatibles » avec l’atteinte d’un scénario à 1,5 ou 2°C. Certaines activités parmi les plus polluantes sont en effet davantage « remplaçables », sur la base de considérations technologiques ou économiques (ex : substituabilité), mais aussi de préférences sociales ou culturelles. Certaines doivent être radicalement transformées, décroître, voire disparaître. Le défi inhérent au verdissement de l’économie consiste à ne pas faire peser disproportionnément son coût sur les populations vulnérables. La transition doit donc être « juste » tant pour être acceptable qu’être menée à bien et à son terme. Des efforts doivent ainsi être déployés afin de prévenir, réduire ou compenser les dommages sociaux engendrés par la transition, en particulier sur l’emploi, l’accès à la mobilité ou au chauffage. 

Comment accompagnez-vous les banques publiques dans leur alignement sur les ODD ? 

L’Agenda 2030, adopté en 2015 en parallèle de l’Accord de Paris, fixe 17 Objectifs de développement durable (ODD) à atteindre d’ici à 2030. Le Green & Sustainable Hub de Natixis CIB s’est positionné sur le sujet assez tôt en raison de son potentiel, mais aussi des besoins méthodologiques permettant une appropriation non superficielle par le secteur financier. Nous avons publié un premier rapport en 2017 (« SDG Rubik’s Cube ») posant des jalons et proposant une approche. Natixis a ensuite successivement accompagné les gouvernements du Mexique et de la République du Bénin, ainsi que l’AFD (Agence française de développement), dans leurs émissions obligataires ODD, comme conseiller en structuration durable et co-teneur de livres. Cette expertise et ces expériences ont convaincu l’International Development Finance Club (IDFC), un groupe de 27 banques publiques de développement, de confier à Natixis la mission d’élaborer un cadre et des principes d’alignement de leurs activités aux ODD. 

Un dernier message ? 

La transition de nos économies est une épreuve qui requiert beaucoup d’agilité. Nous devons tenir la vitesse d’un 100 mètres sur la distance d’un marathon ! Les efforts de décarbonation de l’économie se prolongeront au-delà des échéances de 2030 ou de 2050. Ni court-termisme, ni procrastination ! Enfin, nous ne pouvons pas ignorer les problèmes sociaux sous « l’autel de l’urgence climatique ». Le secteur financier doit opérer une réallocation de capitaux d’une ampleur et d’une rapidité inédites afin de limiter le réchauffement climatique, préserver la biodiversité et réduire les inégalités sociales. 

 

Cédric Merle a publié, avec son équipe, une étude recensant les projets de taxonomie dans plus de 20 pays : The New Geography of TaxonomiesA découvrir ici

 

Échanges avec Nathalie Wallace, responsable mondiale de l’investissement durable chez Natixis Investment Managers

Pourquoi les investisseurs et les entreprises corporate s’intéressent-ils de plus en plus aux thématiques ESG ?

De nombreux facteurs bouleversent l’économie du monde : l’impact de la crise financière de 2008-2009 sur les plus démunis, les profondes transformations des sources d’énergies nécessaires au fonctionnement de nos économies, les dislocations sociétales engendrées par la pandémique et l’impact des manifestations du changement climatique sur les populations les plus vulnérables, entraînant des déplacements massifs de population, par exemple. Ces facteurs déstabilisent nos démocraties, l’économie mondiale et, in fine, les marchés financiers. Le secteur financier mondial se trouve dans un contexte de perturbations macro-économiques, de transformations liées à l’innovation, de nouvelles exigences de la part des épargnants et des instances règlementaires et de restructuration de l’économie réelle. Selon les constats énoncés dans le dernier rapport du GIEC et à la vue du fossé des inégalités croissantes – cristallisés dans la fiction Don’t Look Up   – il est maintenant évident pour les investisseurs que prendre en compte des considérations environnementales et sociales au moment de la décision d’investissement est essentiel pour mieux comprendre les risques auxquels sont exposés les titres dans leurs portefeuilles. Ils s’alignent donc avec leur responsabilité fiduciaire vis-à-vis de leurs clients. 

Au-delà de cette prise en compte des risques, une autre motivation est de sélectionner et d’accompagner les entreprises qui s’engagent à contribuer à un développement économique durable et inclusif, pour la planète et ses habitants et qui, par conséquent, sont en pole position – change maker plutôt que change taker – pour bénéficier des tendances à long terme. Pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris et de développement durable esquissés par les Nations unies, ce type d’investissements, encore marginal il y a 10 ans, doivent être démocratisés. 

[Film distribué en 2021 par Netflix narrant le parcours de deux astronomes méconnus qui entreprennent une tournée médiatique pour prévenir l’humanité d’une comète qui est sur le point de détruire la Terre.]

Quels freins vos clients rencontrent-ils à l’adoption de critères ESG ? 

Le premier problème de fond est que les sociétés listées et privées ne publient pas suffisamment de données standardisées et auditées pour permettre aux investisseurs d’analyser et de comparer leur contribution positive ou négative à l’environnement et aux communautés au sein desquelles elles opèrent et ce tout au long du cycle de produits ou services qu’elles offrent, ainsi que les risques auxquels elles sont exposées. C’est là qu’une approche comptable règlementée commune est nécessaire pour les investisseurs. Concernant la transition climatique par exemple, les investisseurs ont besoin de données auditées et de standards communs sur, entre autres :  

  • le calcul des émissions de scope 1, 2 et 3 ;
  • les différents coûts des émissions en fonction de l’emplacement des activités ;
  • une taxonomie pour qu’un investisseur puisse identifier, analyser et comparer les activités économiques qui contribuent à la transition énergétique ;
  • la publication des risques physiques auxquels une société est exposée et sa stratégie pour s’adapter au changement climatique ;
  • l’utilisation de compensation d’émission carbone, strictement liée au déploiement du parc de solutions pour la séquestration de carbone.

Le deuxième problème est lié au vide réglementaire qui préexistait, une aubaine pour les fournisseurs de données qui ont développé des offres répondant à la demande d’investisseurs plus ou moins avertis.  Ainsi, les investisseurs les plus frileux utilisent un rating, calculé à partir d’une méthodologie plus ou moins opaque, et qui, au final, ne veut pas dire grand-chose, un état de fait qui a été mis en exergue par Bloomberg, le Financial Times et le Wall Street Journal qui se sont emparés de l’affaire au cours des derniers mois. Dans la plupart des cas, ces rating ESG ne permettent pas d’analyser l’impact de l’activité des entreprises sur leur environnement et la société. L’utilisation de ces ratings ne peut en aucun cas permettre de développer des produits financiers ayant des objectifs durables et d’impact, et encore moins d’allouer des capitaux pour atteindre des objectifs de neutralité carbone. 
C’est à ce niveau qu’intervient l’ensemble de la règlementation européenne, avec la taxonomie verte – même si l’accord final s’est inscrit dans un esprit de transition pragmatique plutôt qu’aspirationnel – sociale et environnementale, qui va apporter une transparence et permettra de contrôler le greenwashing and d’assurer l’alignement du capital et des stratégies d’entreprises avec les objectifs de développement économique bas carbone. 

Comment la réglementation et les critères ESG sont-ils pris en compte chez les gérants d’actifs ? 

La performance d’une entreprise est grandement améliorée par les investissements qu’elle fait dans ses employés, ses clients, ses communautés et l’environnement. Sur un cycle d’investissement moyen, les intérêts de Main Street et de Wall Street finissent par s’aligner. Dans notre modèle de multi boutiques de gestion active, notre force est d’analyser en profondeur les fondamentaux d’un projet ou d’une société, et de prendre des positions de conviction sur plusieurs années grâce à cette analyse. Les gérants identifient, sélectionnent et parfois créer les frameworks pour transformer l’information brute en prise de décision qui leur permettent de s’aligner avec leur philosophie d’investissement et de déployer leurs investissements pour atteindre leurs objectives responsable, durable ou d’impact et de performance financière. 
En outre, notre rôle en tant qu’investisseurs engagés est de tenir les entreprises dans nos stratégies de portefeuilles et les équipes de direction responsables de leur action et de leur impact sur environnement, leurs employés et leurs communautés, et ce tout au long de la chaîne de valeur. Les gérants travaillent activement avec les entreprises pour renforcer les investissements qu’elles font avec les parties prenantes afin de stimuler la performance de l’entreprise et, dans certains cas, renforcer leur contribution sur l’économie réelle. Il n‘y a pas de compromis entre investir à long terme et tenir les entreprises responsables. 

Quels types de services, fonds ou investissements respectant des critères ESG proposez-vous pour répondre à ces problématiques chez Natixis Investment Managers? 

L’investissement responsable, durable et à impact est au cœur des ambitions stratégiques de Natixis Investment Managers avec un objectif de 600 milliards d’euros d’encours, soit 50 % des actifs sous gestion, dans cette catégorie d’ici 2024. En premier lieu, le dialogue avec nos clients nous permet de discerner les risques ESG auxquels leurs portefeuilles d’encours sont exposés, grâce à des outils d’analyse ESG et Climate Clarity. Ensuite, la gamme de stratégies innovantes offertes par nos affiliés couvrent l’ensemble des objectifs responsables, durables et à impact pouvant intéresser les clients sur une grande variété de classes d’actif. Dans le cadre des private assets, nos clients peuvent investir dans des fonds de capital naturel, de private equity, d’infrastructure, de private credit ou encore d’immobilier social. Du côté des stratégies cotées, nos clients font confiance à nos affiliés avec près de 25 milliards d’euros investis dans des social, sustainable et des green bonds. Ils peuvent également investir dans des fonds thématiques, qui respectent des objectifs de création d’emploi, ou plus diversifiés en alignement avec les ODD1  ou l’Accord de Paris. 

Quelles seront les nouvelles perspectives de l’ESG en 2022 ? 

2022 pourrait bien s’avérer être le début de la fin pour la « soupe de l’alphabet » ESG ! Indépendamment de la taxonomie verte, les gouvernements du monde entier, y compris les États-Unis, réfléchissent pour rendre obligatoire une publication détaillée sur le climat. Les sociétés cotées en bourse font face à une pression accrue des investisseurs pour mettre en œuvre des plans crédibles visant à atteindre la neutralité carbone. Tout au long de ce parcours, les données joueront un rôle crucial pour s’assurer que les objectifs scientifiques sont atteints et que des mesures concrètes sont prises.
Les gouvernements ont besoin de politiques détaillées de réduction des émissions de carbone et de cadres d’investissement pour permettre au secteur privé d’investir en toute confiance. Dans cette veine, et pour la première fois, l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) a publié son rapport « Net Zero » en 2021 et détaille de façon explicite les mesures et actions concrètes qui devront être mises en place pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 afin de limiter la hausse des températures à 1,5°C.

C’est une liste très dense : à partir de 2022, selon cette analyse, les investissements dans de nouveaux champs de pétrole et de gaz et dans les mines de charbon doivent cesser, d’ici 2030, ce sont toutes les centrales au charbon qui doivent fermer dans les économies avancées. D’ici 2040, la production d’électricité devrait être complètement décarbonée avec une production d’hydrogène qui doit être multipliée par cinq et progressivement décarbonée pour devenir 100 % d’hydrogène vert. Dans le secteur des transports et de la construction, 60 % des ventes de voitures dans le monde devraient être des voitures électriques dès 2030 et 50 % des bâtiments doivent être rénovés pour être neutre en émission carbone à l’horizon 2040. Ces chiffres donnent le vertige mais apportent aussi un cadrage clair pour les politiques gouvernementales et nos prises de décision d’investissements. 

Si le changement climatique est une priorité dans l’agenda mondial, les considérations sociales seront probablement tout aussi importantes en 2022 avec le développement du nouveau régime de gouvernance de l’UE, qui devrait mettre l’accent sur les droits de l’homme. Ce que l’UE espère faire est d’appliquer un nouveau régime dans tous les États membres qui est susceptible d’avoir des répercussions importantes sur les chaînes d’approvisionnement mondiales.

Retrouvez l’épisode 1 de notre décryptage de la taxonomie européenne ici.
 

 1 Les 17 Objectifs de Développement Durables (ODD) sont définis par les Nations unies pour répondre aux défis mondiaux d’ici à 2030, notamment ceux liés à la pauvreté, aux inégalités, au climat, à la dégradation de l’environnement, à la prospérité, à la paix et à la justice. Pour en savoir, cliquez ici.